J’ai l’impression que la grève étudiante de 2012 qui a évoluée en mouvement populaire généralisé ne s’est terminée qu’hier. Cette impression me vient peut-être du fait qu’aucune solution permanente n’a été mise de l’avant pour régler les problèmes sous-tendant cette crise. Bien que la grève étudiante présentement en cours n’a pas la même envergure que celle de 2012, elle représente en partie le malaise de la société face aux compressions budgétaires de l’État au nom de l’austérité et du sacro-saint déficit zéro. Les étudiants en grève ne le sont pas parce que le gouvernement à décider d’augmenter les frais de scolarité ou de couper dans le programme de prêts et bourses, mais bien pour protester les politiques néo-libérales du gouvernement Couillard. Cette grève est aussi accompagnée de manifestations populaires et syndicales sur divers sujets reliés au mécontentement de la population face aux politiques gouvernementales telles que les coupes dans les programmes sociaux et le projet d’oléoduc d’Énergie Est.
Je ne m’attarderai pas sur le(s) message(s) véhiculé(s) par cette grève (avec lequel(lles) je suis en général en accord) ni sur les critiques portants sur le manque d’unité du mouvement et de son/ses message(s) (car (1) il est facile de trouver une trame unificatrice et (2) je ne vois pas pourquoi il serait nécessaire que le mouvement est UN message unifié).[1] Ce billet portera plutôt sur la judiciarisation de la grève et l’état policier.
1. Le Réflexe de l’Injonction et la « Légalité » de la Grève
La grève générale étudiante de 2012 à laisser un goût amer dans plusieurs bouches dont la mienne. Outre le comportement général du gouvernement Charest face aux frais de scolarité, cette amertume provient principalement de l’utilisation massive des injonctions et d’une loi spéciale pour mettre un terme à la grève.[2] L’utilisation de mécanismes juridiques, souvent mal adaptés à la situation, semblait et semble toujours à mon avis être le moyen le moins efficace et surtout le plus violent pour régler ce conflit entre étudiants et le gouvernement. Malheureusement, il semble que cette tactique est devenue un réflex comme le démontre la situation de l’UQAM.[3] L’utilisation de l’injonction est problématique dans ce contexte parce qu’elle a pour effet principal de miner la liberté d’expression des étudiants, de réduire l’efficacité de leurs moyens de pression, et d’accroitre la participation de la police au conflit.
I
Je suis le premier à reconnaître que la liberté d’expression n’est pas absolue.[4] Cependant, en dehors des limites imposées dans le but de protéger les groupes minoritaires et personnes vulnérables, je vois les restrictions de la liberté d’expression avec un œil suspect, particulièrement en ce qui concerne les limites sur l’expression politique. Les injonctions accordées lors des conflits étudiants ne limitent pas directement la liberté d’expression des étudiants puisqu’elles s’appliquent principalement aux actions empêchant certains étudiants d’accéder à leurs cours malgré la grève et non aux manifestations elles-mêmes.[5] Néanmoins, une injonction est un outil répressif car leur irrespect entraine des conséquences pénales. La simple existence d’une injonction peut rebuter plusieurs étudiants et autres supporteurs et ainsi limiter leurs habiletés à s’exprimer. La saga judiciaire contre Gabrielle Nadeau-Dubois, blanchit par la Cour d’appel, démontre bien les risques que ces injonctions posent pour la liberté d’expression même lorsqu’une personne respecte la loi.[6]
II
Comme le rappelle le juge Dufresne de Cour d’appel du Québec :
« Le droit d’exprimer en public ses opinions, si controversées soient-elles, est protégé par l’al. 2b) de la Charte canadienne et l’article 3 de la Charte des droits et libertés de la personne. Il en va de même du piquetage paisible ou pacifique, forme d’expression également protégée par ces mêmes dispositions. En somme, le droit de faire connaître au public le plus large possible la position que l’on défend, avec force et conviction, dans un conflit donné, relève de la liberté d’expression protégée par les chartes canadienne et québécoise et du droit sous-jacent à l’information. »[7] [notes en bas de page omises]
En fait, les manifestations publiques et le piquetage sont souvent les seuls moyens qu’ont les groupes défavorisés de se faire entendre et de faire certains gains pour leurs causes/droits. Les perturbations des cours et de l’administration de l’UQAM, par exemple, sont probablement les seuls moyens de pression efficaces que les associations étudiantes ont. En fait sans eux la grève est même quasi-futile. Elles le savent bien et c’est probablement pourquoi les injonctions ne sont pas respectées.[8]
Je suis loin d’être convaincu que les droits contractuels individuels d’assister aux cours de certains étudiants supplantent la volonté collective et les droits des étudiants en grève.[9] Bien que le droit de grève ne soit pas explicitement reconnu aux associations étudiantes, elles sont le véhicule démocratique de la volonté des étudiants et de leurs libertés d’expression ce qui comprend le piquetage et j’ajouterais même la grève par voie de la liberté d’association.[10] Les étudiants en désaccord avec la majorité des leurs peuvent toujours manifester ce désaccord. Cependant, le contrat qu’ils ont avec leurs universités ne leur donne pas un droit supplémentaire vis-à-vis leurs associations et leur volonté démocratique. Quant aux universités, elles ont d’autres moyens de négocier dont certains très puissants tels que l’annulation de la session des étudiants en grève.
III
De plus, la présence constante des policiers lors des manifestations est aggravée avec l’arrivée d’injonctions augmentant la présence policière particulièrement dans les campus. Outre les dérapages auxquels nous ont habitué les services de police,[11] la présence du corps policier lors de manifestations ou piquetages agis fréquemment comme un frein à la liberté d’expression puisque plusieurs personnes ne risqueront pas (je parle par expérience) d’aller manifester connaissant les moyens utilisés par la police (dont le profilage racial et la mise en souricière (kettling)) et les risques d’amende (surtout que plusieurs étudiants n’ont pas l’argent nécessaire pour s’acquitter de telles amendes). La police et la liberté d’expression ne font pas bon ménage. Les dérapages du G20 à Toronto en sont un très bon exemple.[12]
Pour ceux et celles qui brandissent la « sécurité » comme défense des injonctions, je rajouterai simplement que les actes violents sont déjà illégaux en vertu du Code Criminel rendant une injonction redondante. La police utiliserait beaucoup mieux son temps en enquêtant les incidents violents eux-mêmes plutôt que de réprimer les manifestations en général.
2. L’État Policier, Manifestations et Impunité
I
La présence policière lors de manifestation populaire est cependant plus qu’un frein à la liberté d’expression. La branche répressive de l’État, État qui détient le monopole légale de la violence, est souvent utilisé pour réprimer activement la liberté d’expression, particulièrement quand celle-ci déplais au gouvernement. Je n’adhère pas à la violence, autant du côté policier que de celui des manifestants. Le problème vient du fait que la police fait fréquemment fi du droit et du principe qu’autant l’État que les citoyens est assujetti à celui-ci (la primauté du droit). Le cas de R v Jinje où un jeune homme noir fut victime de profilage raciale sans grande conséquence pour les agents de police n’est qu’un exemple parmi d’autres.[13] Ce cas est démonstratif du comportement habituel des policiers :
« It may be evident, from my reasons to this point, that I view the seriousness of the police conduct in this case to be high. A twenty year old man is walking through a park with his friends and winds up, not only being falsely arrested, but beaten in the process. The fact that the police actually found a handgun does not change the proper analysis – the ends cannot justify the means. The reality is, of course, that had the police not found a gun, this entire situation would likely have never seen the light of day. That reality illustrates the invidious nature of improper police conduct. When an illegal act is discovered through improper police conduct, and a charge is then laid, a court will ultimately have the opportunity to review and address any such misconduct. However, when police misconduct leads to no such discovery, no charge is laid and no court ever has the opportunity to review and rule on that conduct. »[14]
II
La conduite douteuse, pour ne pas dire illégale, du corps policier ne se limite pas aux enquêtes criminelles. On n’a qu’à penser à la tragédie de Ferguson au Missouri où la répression policière (blanche), incluant l’utilisation d’armement quasi-militaire, de manifestations légitimes et en très grande partie pacifiques (principalement composé d’afro-américains) fut ahurissante et, comme ultime insulte, était le résultat de l’impunité d’un policier ayant commis le meurtre d’un jeune afro-américain. Il ne faut pas être un génie pour déduire que la conduite des policiers dans cet exemple extrême digne d’un film de science-fiction ou d’un documentaire sur un régime totalitaire était illégale. Bien qu’au moins un jugement ait déclaré l’inconstitutionnalité des pratiques policières à Ferguson et que les services de police en jeu furent blâmés par le Département de la justice des États-Unis, les agents de police s’en sont sortis individuellement indemne.[15]
Ne pensez pas que la situation est bien meilleure ici. Le G20 mentionné plus haut et la grève étudiante de 2012 ne sont que deux exemples de situations où des policiers bien de chez nous agissent illégalement. La Cour d’appel de l’Ontario s’est d’ailleurs récemment prononcée sur une cause impliquant les déboires du G20 : Figueiras v Toronto (Police Services Board).[16] Cette affaire concernait « l’initiative » de certains policiers d’arrêter, questionner et fouiller toutes personnes ressemblant à un « manifestant ». L’attitude des policiers, irrespectueuse et agressive, nous en dit beaucoup sur le corps policier et sur son rapport avec la liberté d’expression et le droit.
« … Not only was Mr. Figueiras prevented from carrying on his demonstration as intended, but he also felt sufficiently intimidated by the officers’ conduct that he abandoned his demonstration altogether.
[…]
… Sgt. Charlebois admitted during crossexamination that his intent was to stop “anybody that looked like they were involved in the protests [or] … looked like they were there for the purpose of protesting” and demand that they either consent to a search or leave the area…
In his affidavit, Sgt. Charlebois claimed that he did not intend to violate freedom of expression. This claim is of little weight given the admissions I have just reviewed. Moreover, his afterthefact denial of any intent to interfere with freedom of expression is difficult to reconcile with his contemporaneous statements that “[t]his ain’t Canada right now” and that “[t]here’s no civil rights in this area.” Such statements are far more probative indicators of Sgt. Charlebois’s intentions than afterthefact denials contained in an affidavit prepared by counsel. »[17]
En bout de ligne, la Cour déclara que les droits à la libre circulation et à la liberté d’expression du demandeur furent violés, et que l’agent avait commis un délit civil d’assaut (tort of battery) en agrippant le demandeur durant l’incident. Bien que M. Figueiras ait obtenu partiellement justice, on peut facilement s’imaginer le nombre d’incident ayant passé sous le nez des tribunaux judiciaires, comme l’indique le juge Nordheimer dans R v Jinje, cité plus haut. Les incidents mentionnés dans ce billet sont plus que des cas isolés. Ils représentent le problème généralisé de l’inaptitude des corps policiers, particulièrement dans les cas de manifestations populaires. Selon moi, la police devrait incarner l’apothéose du respect du droit, mais c’est malheureusement tout le contraire.
* * *
Pour conclure cette discussion, je pose la question suivante : considérant l’irrespect du droit des corps policiers, la liberté d’expression et d’association des étudiants, et l’iniquité des pouvoirs entre l’État et le citoyen, est-ce vraiment illégitime de pratiquer la désobéissance civile dans certains cas? Puisque l’État semble présentement incapable d’assumer adéquatement son monopole légale de la violence, je ne vois pas pourquoi les citoyens non-violents n’ayant que très peu de moyens pour faire valoir leur mécontentent/opinion collectif/ve devraient se plier devant des injonctions à la légitimité douteuse et des tactiques policières excessives et souvent illégales. Les associations étudiantes ont la légitimité nécessaire, selon moi, pour faire respecter les votes de grève et exprimer leur liberté d’expression (même si on pourrait affirmer que le message n’est pas directement lié aux études post-secondaire à première vue), peu importe les inconvénients que cela peut poser aux étudiants contre la grève, aux universités et au gouvernement. La légalité n’a parfois aucune légitimité.
[1] Voir Radio Canada, Quelle légitimité pour la grève étudiante?, 23 mars 2015.
[2] Voir mon billet sur le sujet (en anglais) : The Day I Felt Shame.
[3] Radio Canada, Injonction à l’UQAM : prolongée et ignorée, 13 avril 2015.
[4] Par exemple je trouve que l’interdiction de la propagande haineuse est justifiée. Voir R c Keegstra, [1990] 3 RCS 697; Canada (Commission des droits de la personne) c Taylor, [1990] 3 RCS 892; et Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11.
[5] Université du Québec à Montréal c Association facultaire des étudiants en arts de l’Université du Québec à Montréal (AFEAUQAM), 2015 QCCS 1236 au paragraphe 44.
[6] Nadeau-Dubois c Morasse, 2015 QCCA 78.
[7] Nadeau-Dubois c Morasse, au paragraphe 74.
[8] Voir note 3.
[9] UQAM c AFEAUQAM démontre bien la prépondérance des droits individuels et du contrat dans ces conflits.
[10] Nadeau-Dubois c Morasse; Proulx c Québec (Procureur général), 2015 QCCS 1042; et Saskatchewan Federation of Labour c Saskatchewan, 2015 CSC 4.
[11] Voir par exemple : Philippe Orfali, Grève étudiante – Dérapage majeur à l’UQAM, Le Devoir, 9 avril 2015; et Radio Canada, Québec appuie la décision de l’UQAM d’avoir fait appel à la police, 9 avril 2015.
[12] Association canadienne des libertés civiles, G8/G20 Summits: Accountability in Policing and Governance, Infographique, décembre 2012.
[13] R v Jinje, 2015 ONSC 2081.
[14] R v Jinje, au paragraphe 55.
[15] Abdullah v County of St Louis, 2015 US District Ct for the Eastern District of Missouri, Case No 4:14CV1436 CSP; et Civil Rights Division, Investigation of the Ferguson Police Department, US Department of Justice, 4 March 2015.
[16] Figueiras v Toronto (Police Services Board), 2015 ONCA 208.
[17] Figueiras v Toronto, au paragraphes 67, 75 et 76.