L’actualité juridique québécoise m’offre gracieusement la chance d’écrire un billet en français. Bien que j’aurais aimé écrire quelque chose de positif, les récentes bourdes du gouvernement provincial et fédéral me poussent vers la critique (et la déception). Ces bourdes sont évidemment la charte des « valeurs » du Québec et la nomination du juge Nadon à la Cour suprême. Bien que ces deux évènements ne soient pas liés, ils ont en commun une forme d’amateurisme gouvernemental et une absence de réflexion poussée. J’aborde chaque bévue séparément.
La Charte : L’islamophobie est-elle une valeur?
Mon premier commentaire est simple : je ne comprends pas la nécessité de cette charte. Comme l’indique la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, il n’y pas de crise à régler et le traitement des accommodements religieux au cas par cas fonctionne adéquatement.[1] De plus, personne n’estime qu’il y ait un problème de prosélytisme au Québec. Donc pourquoi légiféré dans ces domaines si ce n’est que pour des gains électoralistes (se basant principalement sur le racisme et la xénophobie)? Je n’ai évidemment rien contre la laïcité. En fait, j’en suis un grand défenseur.[2] Je suis le premier à dire que les crucifix dans tous bâtiments gouvernementaux devraient disparaître, que les gens en position d’autorité (ex : les juges) ne devraient pas porter de signes religieux, et que les prières dans les conseils municipaux devraient être interdites. Je suis d’accord que certains accommodements religieux sont allés trop loin, mais généralement ces accommodements peuvent être gérés efficacement au cas par cas et avec le cadre juridique existant, soit la Charte des droits et libertés de la personne.[3] Nul besoins de dispositions générales sur le sujet. La seule partie de la politique du gouvernement (car aucun projet de loi n’a encore été déposé) à laquelle je ne m’oppose pas est d’enchâsser le principe de la laïcité (et non la valeur, puisque la laïcité est un fait et non une valeur) dans la charte.
Mon second commentaire vient de mon profond malaise face aux conséquences de cette charte. Premièrement, il est impossible d’ignorer que la politique que propose le gouvernement aurait un impact démesuré sur les femmes musulmanes portant le voile. Cet effet est si évident que je n’ai pas d’hésitation à qualifier la charte d’islamophobe. Si on se préoccupe réellement de l’égalité des femmes, il serait plus intelligent de consacrer temps et argent à des mesures utiles telles que des programmes pour réduire l’iniquité salariale et la pauvreté chez les femmes, au lieu d’imposer des mesures discriminatoires et paternalistes aux femmes voilées. Qui sommes-nous pour imposer nos « valeurs » sous le couvert de l’égalité des sexes à ces femmes? Ne sont-elles pas en meilleurs position pour déterminer leur niveau d’oppression et choisir ou non de se conformer à certaines normes religieuses et culturelles? De plus, empêcher les femmes voilées de travailler dans la fonction publique risque fort probablement d’augmenté l’oppression des femmes musulmanes (qui seront sans emploi grâce à la charte) au lieu de la diminuer. Deuxièmement, la charte serait une violation évidente de la liberté de religion et de la liberté d’expression. Cette violation ne serait évidemment pas justifiée puisque la charte n’a pas d’objectif important se rapportant à des préoccupations sociales, urgentes et réelles et n’atteint pas minimalement les libertés en question (sans parler de ces impacts disproportionnés sur certaines minorités religieuses).[4] Le plus ridicule est que le gouvernement s’acharne à dire qu’il a l’opinion contraire d’un imminent juriste (opinion non divulguée en passant) et le support de personnalités médiatiques (telles que Janette Bertrand, une femme blanche catholique (du moins de culture si elle est athée) de la classe bourgeoise sans expertise juridique), mais ignore ou diminue l’océan d’opinions contraires provenant de ses propres avocats, de l’immense majorité des professeurs de droit constitutionnel et de la Commission (l’organisme chargé de l’application de la Charte des droits et libertés de la personne). Je trouve ce comportement aussi malhonnête que ridicule. Je me demande si le gouvernement veut en fait que la Cour suprême déclare sa future loi inconstitutionnelle pour s’en plaindre par la suite. Et pour ceux et celles qui clament haut et fort que cette charte est le désire de la majorité et c’est ainsi que la démocratie fonctionne, je leur réponds que c’est justement le but d’une protection constitutionnelle des droits que d’empêcher la majorité de bafouer les droits d’une minorité. La tyrannie de la majorité ça vous dit quelque chose?
Le Juge : Comment transformer une nomination judiciaire en semi-crise constitutionnelle
La nomination des juges au Canada passe souvent sous le radar des médias, mais pas cette fois-ci. Le gouvernement, avec un amateurisme profond, nomina un juge qu’il savait controversé (et je ne parle pas de son bagage juridique, mais bien du fait qu’il y ait un flou juridique quant à la possibilité de nommer un juge d’une cour fédérale pour un siège québécois de la Cour suprême) sans s’assurer à prime abord qu’il puisse nominer le juge Nadon sans embuche. Le gouvernement a obtenu un avis juridique de l’ex-juge Binnie (preuve qu’il anticipait une contestation) sur la validité de la nomination. Sans critiquer l’avis[5] (qui touche à peine à l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême, l’article controversé),[6] Me Binnie n’est plus juge à la Cour suprême et son avis n’est donc pas un remplacement pour une interprétation judiciaire ou une modification à la loi. Si le gouvernement ne pouvait s’empêcher de nommer le juge Nadon, il aurait pu attendre à la retraite du juge Lebel l’année prochaine et faire les modifications nécessaires à la loi (ou faire le renvoi qu’il est à présent obligé de faire) entre temps tout en nommant un juge provenant de la Cour d’appel du Québec (préférablement une femme pour rétablir l’équilibre brisé par la nomination du juge Wagner, remplaçant la juge Deschamps). Le gouvernement n’a évidemment pas fait ses devoirs. De plus le gouvernement du Québec, qui conteste la nomination, semble évidemment ne pas avoir été consulté pour la nomination d’un des trois juges de la belle province.
Entre temps, le juge Nadon a sagement décidé de ne pas siéger. Il n’avait pas d’autre choix et donc son absence n’est pas de sa faute, mais bien celle du gouvernement (on pourrait dire, cependant, que la chose honorable à faire serait de se retirer pour permettre la nomination immédiate d’un juge). Il n’en demeure pas moins que son absence prive la Cour d’un des trois juges québécois. Cette absence risque d’être particulièrement remarquée lors de la référence sur la réforme du sénat qui sera entendue cet hiver, une des causes les plus importantes sur le fédéralisme canadien. Si le juge Nadon (ou un remplaçant) ne siège pas à l’audience de cette cause, le résultat va certainement souffrir d’un déficit de légitimité considérant la place du Québec au sein de la fédération canadienne. La propension du premier ministre Harper à faire ce qu’il veut sans tenir compte des règles et des conséquences nous a amené à cette situation inconfortable qui aurait pu facilement être évitée. Maintenant, il ne reste plus qu’à attendre le résultat de la référence sur la nomination du juge Nadon, référence portant sur les conditions de nomination pour les trois sièges de la Cour suprême réservés au Québec. D’ailleurs, cette référence se fera entendre pas un banc ne contenant que deux québécois si rien n’est fait entre temps … Une situation très inconfortable pour la Cour suprême, pour ne pas dire pour le pays.
[1] Jean-Sébastien Imbeault et Évelyne Pedneault, Commentaires sur le document gouvernemental Parce que nos valeurs, on y croit – Orientations gouvernementales en matière d’encadrement des demandes d’accommodement religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2013, en ligne : www.cdpdj.qc.ca < http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/Commentaires_orientations_valeurs.pdf >
[3] Charte des droits et libertés de la personne, LRQ, c C-12.
[4] Voir R c Oakes, [1986] 1 RCS 103.
[6] Article 6 de la Loi sur la Cour suprême, LRC 1985, c S-26 : « Au moins trois des juges sont choisis parmi les juges de la Cour d’appel ou de la Cour supérieure de la province de Québec ou parmi les avocats de celle-ci. » Pour plus de détails sur cette disposition, voir le blog du professeur Paul Daly ici et ici.
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